L'austérité fait son retour
Chronique pour Rethinking Economcis, publiée dans Le Courrier. Co-écrit avec Adnan Chatila.
Andjela Veličković, Adnan Chatila.
9/8/20254 min read
En prévision d’une augmentation des dépenses militaires et de la prévoyance vieillesse, le Conseil fédéral a adopté, en septembre 2024, un plan d’économie préconisé par un comité d’experts dans le «rapport Gaillard». Celles-ci doivent permettre à la Confédération d’économiser 3,6 milliards de francs. Des coupes sont prévues dans les domaines de la petite enfance, de l’asile ou encore de la politique climatique, qui sont relégués à la compétence des cantons. Ces coupes sont justifiées par l’idée que les dépenses extraordinaires réalisées lors de la crise sanitaire devraient être compensées par des restrictions budgétaires, compte tenu de la nécessité de prévenir de (futurs!) déficits et d’éviter l’accroissement de la dette.
Outre le fait qu’il est difficilement envisageable que des coupes dans les secteurs de la formation, du tourisme ou de l’agriculture puissent dynamiser l’économie suisse sur le moyen terme, cette politique d’austérité présente deux défauts majeurs. D’abord, elle repose sur une hypothèse discutable, celle que tout déficit public est fondamentalement préjudiciable à la stabilité et au dynamisme économique d’un pays; ensuite, elle intervient alors que le capitalisme suisse fait face à la crise des tarifs douaniers instaurés par M. Trump. Alors qu’une part considérable de l’activité économique est menacée, ces mesures d’austérité risquent d’appauvrir encore les plus précaires et d’étouffer le secteur privé.
Le bien-fondé de l’austérité s’appuie sur la vision d’un Etat fonctionnant comme un foyer ou une entreprise, avec un revenu restreint et des dépenses à contenir, afin de rester dans les limites de son revenu – qu’il obtiendrait en prélevant des impôts. L’austérité renvoie également à des expériences telles que celles menées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis dans les années 1980-90, ou dans l’Union européenne après la crise financière de 2008. En réaction aux déficits engendrés par ces crises, les néolibéraux ont prôné la relance économique à coups de coupes budgétaires et d’allégements fiscaux. Ces expériences se sont soldées par l’érosion de l’Etat social, l’explosion des inégalités et une reprise économique ralentie.
En conceptualisant l’Etat de la sorte, le débat public se limite à équilibrer les revenus et les dépenses et passe à côté d’une fonction primordiale de l’Etat: répondre aux besoins de la société et de l’économie là où le marché faillit à les remplir. L’approche austéritaire néolibérale érode ce rôle et limite le discours politique à une gestion «responsable» des finances publiques. Il s’agit cependant d’une responsabilité à degré variable: ainsi, en Suisse, la disponibilité des fonds est plus ou moins grande selon qu’il s’agit de sauver des banques en faillite, d’augmenter le budget de l’armée, ou de soutenir les politiques sociales cantonales.
Face à la menace d’un endettement qui pèserait sur l’économie suisse, la théorie moderne de la monnaie ancre son raisonnement dans les faits, en rappelant qu’un pays monétairement souverain et qui émet sa propre monnaie, comme la Suisse, ne peut pas faire défaut sur sa dette 1. La Banque nationale suisse influence le taux de change via sa politique monétaire, et peut choisir de le dévaluer en cas de nécessité; la Confédération ne peut ainsi pas faire défaut sur sa dette contractée en francs suisses et ne dépend donc pas du prélèvement de taxes pour financer sa dépense; son fonctionnement ne peut être assimilable à celui d’un ménage. La marge de manœuvre d’un gouvernement dans ses dépenses – ou son «espace fiscal»2 – dépend de la performance de l’économie du pays: or la Suisse dispose de taux d’intérêt très avantageux sur les marchés mondiaux, d’une production à haute valeur ajoutée, d’une monnaie jouissant d’un statut de valeur-refuge, d’un faible taux de chômage et d’un taux d’inflation modéré comparé aux autres «économies avancées». Ces facteurs, et le fait de ne pas appartenir à une union monétaire, permettent à la Suisse une grande marge de manœuvre dans ses politiques monétaires et fiscales et contredisent les arguments soutenant l’austérité.
Il ne s’agit pas de révolutionner le frein à la dette inscrit dans la Constitution – bien qu’il serait intéressant de réévaluer son fonctionnement et de mettre en œuvre une approche plus fonctionnelle – mais d’exiger de l’Etat des mesures contracycliques et qui protègent les plus exposé·es. Supprimer des mesures sociales au moment où l’activité économique, très dépendante des exportations, est fragilisée par un choc externe, c’est abandonner les plus précaires à leur sort et laisser la crise se propager à travers l’économie.
Stéphanie Kelton, 2021. Le mythe du déficit: La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple, Paris, Les Liens qui libèrent.
Peter Heller, 2005. «Back to Basics. Fiscal Space: What It Is and How to Get It», Finance and Development Magazine, Vol. 42, No 2, www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/2005/06/basics.htm